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Le Colonel de Mamhoud Dowlatabadi
LE COLONEL de MAMHOUD DOWLATABADI
Buchet Chastel 2012. Non édité à ce jour en Iran
Lyon. Fin Decembre 2016. La pluie noie inlassablement nuit et jour Notre Dame de Fourvière, le Rhône, la Saône, la grande roué de la Place Bellecour et les illuminations de Noël dans la grisaille d’une désespérante noyade. Les conditions idéales pour rester au chaud chez soi plongé dans la lecture d’un bon roman susceptible de vous emporter très loin pour vous faire perdre corps et âme dans l’univers d’un auteur particulièrement habile à vous faire ressentir sensoriellement un de ces dépaysements radicaux comme seuls vous offrent d’en vivre les Goethe, Brecht, Malcom Lowry, Sophocle, Dostoevski, Kazantsaki et autres “valeurs sûres” estampillés “éternels géants” de la littérature mondiale. C’est donc poussée par le besoin de briser la platitude de ce quotidien hivernal monotone, et piquée par la curiosité qui fait un peu plus aujourd’hui qu’hier s’intéresser l’actualité à tout ce qui vient d’Iran, que sans avoir jamais entendu prononcer le nom de Mahmoud Dowlabatadi, je me suis plongée dans la lecture de Le Colonel. Ecrit en 2009, ce roman est resté jusqu’à présent inédit dans sa propre patrie mais de l’Allemagne au Royaume Uni, la critique internationale reconnait son auteur comme l’un des plus grands romanciers contemporains et les récompenses les plus prestigieuses ont d’ores et déjà commencé à le couronner. Si l’action s’en situe en Iran, à l’aube des années 1990, le propos dépasse largement une problématique régionaliste singulière pour se muer en une vaste et douloureuse méditation sur la condition de l’homme moderne.
“… Chaque coup de heurtoir frappé à la porte venait trouer le Rideau silencieux de la pluie. La pluie, rien que la pluie faisant inlassablement vibrer les vieilles tôles rouillées, incorporée au silence…” Dès la première page, le ton est donné et le paysage campé dans l’hallucinant clair obscur de cette nuit détrempée où les traits des personnages se découpent en ombres chinoises sur “cette lumière blanche du catafalque au coin de la rue qui baignait le visage du colonel comme un clair de lune…” Plus qu’un texte écrit par un auteur persan pour ses compatriotes, ce roman est en effet une méditation apocalyptique, un livre-monde où l’histoire contemporaine se répète et se convulsionne, un univers mi mental mi géographique où les évènements se fracassent sur des corps devenus fantômatiques, une leçon de ténèbres autant qu’une parabole hallucinatoire, bref un voyage au bout du désastre, vertigineusement fou, dangereusement puissant, et desespérement, effroyablement humain: il ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même. A cette énigme vivante qui se fait appeler “ Le Colonel” et auquel 260 pages durant Mahmoud Dowladabati prête par sa plume corps et parole pour raconter “l ‘horreur de cette plante sauvage, vénéneuse et carnivore qui broie l’individu au nom d’un idéal et meurtrit depuis plus de trente ans le pays.”
Trois mots d’histoire en avant propos à cette présentation. En 1953, en Iran la CIA fait arrêter Mohammed Mossadeq, le premier ministre démocrate iranien qui avait notamment nationalisé l’industrie pétrolière. Elle le met au secret pendant trois ans, installe au gouvernement Shah Mohammed Reza Pahlavi et nantie de la même impulsion dominatrice, met en place une police secrète des plus sanglantes dont l’objectif sera de torturer tous les dissidents au régime, jusqu’à l’avènement de la Révolution islamique et l’arrivée de Khomeiny, qui hériteront alors de ces décennies de violences aveugles et destructrices.
Dix ans plus tard. Hiver 1988. Une petite ville d’Iran balayée par la pluie. Un vieux colonel d’une soixantaine d’année, ruiné par l’âge, l’amertume et le ressentiment d’avoir gâché sa vie ressasse inlassablement l’échec de cette dernière, en mêlant dans un soliloque de plus en plus confus, le présent et ses souvenirs lorsque deux coups frappés au carreau le ramènent à la réalité. Deux agents de la police politique en pleine nuit. Qui ne serait pas terrifié en ces dernières années de la guerre Iran-Irak qui a fait plus de huit millions de martyrs dans les rangs de la population iranienne. Et Le Colonel est terrifié. Il sait ce que cela signifie. Parvaneh , sa plus jeune fille, une adolescente qui n’avait pas quatorze ans a été arrêtée comme opposante au régime car elle distribuait des tracts, et il n’a pas de nouvelle d’elle depuis des jours et des jours.
Or, cette nuit là, on va lui rendre sa dépouille et charge à lui de l’enterrer. Lui-même, de nuit, à la sauvette, et sans que bien sûr la moindre plaque soit apposée sur la tombe. Le Colonel n’a d’autre choix que d’emboiter le pas aux deux jeunes agents qui ont l’âge de deux autres de ses propres enfants. Ses deux fils cadets, Mohammad Taghi, disparu comme martyr au début de la guerre, et le jeune Massoud, parti lui aussi au front et dont il est également sans nouvelles depuis des mois.
Après avoir payé les autorités pour récupérer le cercueil “leger comme une colombe” de Parvaneh, le colonel supplie Farzaneh, sa fille ainée, de lui prêter au moins la pelle et la pioche qui lui permettront de creuser la fosse de l’enfant. Farzaneh ruse avec Gorbani-Hajjaj, son mari, un des plus farouches bras armés de la revolution qui soient, pour lui passer les outils, mais refuse d’aider son père à faire la toilette funéraire comme le veut pourtant la coutume.
Le vieil homme conjure alors le seul fils qui lui reste, Amir, son aîné,de venir lui prêter main forte. Or, celui-ci vit en reclus dans le sous-sol de sa propre maison et il refuse également pour une double raison: le colonel n’est pas seulement le père de cinq enfants, c’est l’époux d’une femme, qu’il a lui même assassinée pour adultère et au meurtre de laquelle il a tenté de mêler son fils ainé quinze ans plus tôt. Arrêté puis torturé à mort lui-même dans les prisons du shah, à cause de ses sympathies communistes, Amir, depuis sa sortie de prison ne s’est jamais remis de la disparition de sa fiancée, elle aussi torturée et il végète dans une forme de résignation nihiliste et suicidaire depuis des années.
La nuit où il refuse d’aider son père à enterrer sa soeur pour poursuivre comme il le fait depuis des années le soliloque intérieur où il se culpabilise d’être resté en vie lorsque tant ont péri, la Colonel, rattrapé à son tour par le doute et la remord hallucine et sa mauvaise conscience lui brouille la vue et lui fait voir le fantôme de sa femme assassinée procéder à la toilette mortuaire du corps de leur enfant . L’âge et la confusion mentale qui s’installent en son esprit obligent finalement les deux agents de la police politique à lui prêter main forte pour l’inhumation elle-même.
La nuit s’avance, la pluie continue à tomber mais l’histoire s’accélère et les mauvaises nouvelles continuent à s’amonceler en même temps que les souvenirs du vieillard s’entremêlent aux tentatives de dialogues qu’il effectue malgré tout avec Amir à la fois pour le comprendre lui et ses frères, mais surtout sa propre vie, ses propres choix, sa propre histoire , celle de sa generation, celle de son pays, celle enfin de l’idéologie, de la violence et de la guerre qui s’en prennent systématiquement au coeur et au corps des jeunes iraniens depuis trois decennies.
Traqué par le remord et le souvenir, il reçoit en effet alors la funeste deuxième visite de cette nuit de cauchemar: l’annonce de la mort en martyr du plus jeune de ses fils dont il était depuis si longtemps sans nouvelles. Mais, à la difference de sa fille, Massoud sera honoré comme un des siens par la République Islamique. Et l’ironie insensée du réel atteindra à ses yeux son apogee lorsqu’il se rendra compte que la tête qu’on lui restitue avec le corps n’est pas celle de son fils!
La pluie n’en finit pas de tomber. Le drapeau national rouge, vert et blanc enveloppe les cercueils des jeunes héros morts au combat dont celui de Massoud. Le colonel a perdu trois enfants sur cinq. Le fantôme de sa femme le hante. Et de peur que son mari ne la prenne sur le fait et l’en empêche, sa fille aînée ne vient qu’en tremblant prodiguer un peu d’humanité à son fils aîné. A force de repasser au crible les évènements de ces derniers mois, ce dernier réalise finalement au terme de la même nuit de dialogue avec ses propres cauchemars, les raisons profondes de la mort de ses petits frères et de sa petite soeur. Le sol se creuse un peu plus sous ses pieds. Car la vérité est au moins aussi monstrueuse que la réalité: c’est en effet pour avoir voulu pendant des mois connaitre la vérité de la bouche même de Kerj-David, son ancien bourreau, sur la mort de Nourqdas, sa propre épouse. qu’il a précipités involontairement le trois jeunes idéalistes sur la route de leur propre destin. Celle de leur mort. Témoin du meurtre de sa mère et pour ainsi dire complice de son père, Amir est le metteur en scène de sa propre mort: assassin malgré lui de toute sa fratrie, que peut-il attendre du monde désormais qui soit à la mesure de la monstruosité dont il est le reflet et la victime?
Le colonel a toujours cru bien faire, il a cru éduquer ses enfants et leur avoir donné la possibilité de choisir et d’agir en êtres libres et éclairés…
Aujourd’hui, il arrive au terme de sa vie. Sa femme est morte, trois de ses enfants sont morts, sa fille aînée n’a plus que la douce gentillesse des femmes soumises à l’impitoyable logique de la répression en quête de légitimité, et son fils aîné est un mort-vivant qui invective à longueur de temps la construction d’un avenir en forme de ruine apocalyptique .
Autrefois le Colonel admirait Mohammed Mossadeq le démocrate, et il jouait du setar car il aimait la musique. Désormais au terme d’une telle nuit de pluie apocalyptique entre passé et présent, histoire et actualité, irréel et surréalité, morts et vivants, mensongnes, rêves et désirs avortés, cauchemars et hallucinations croisés, il n’est pus qu’un vieillard fatigué, seulement capable d’allumer les lumières de sa maison, de décrocher du mur son sabre militaire et d’en promener le fil sur sa “jugulaire parfaitement rasée” avant d’en finir une fois pour toute avec la vie
Pas plus que leur auteur, les quelques personnages qui se croisent ici ne sont plus dupes d’aucune comédie sociale, mais les anime un verbe dont la puissance n’a d’égale que la véhémence à faire retentir la clairvoyance d’une pensée visionnaire à laquelle plus aucun sortilege ne résiste.
Méditation sur la vie et la mort, le roman voit dialoguer sans cesse le vieux père et le dernier de ses enfants, Amir. Condamnés métaphoriquement dès le départ par les prémisses même de l’histoire peroennelle de chacun, ils finiront en effet par se donner réellement et différemment la mort au terme d’une séance d’écriture dans laquelle chacun livrera par écrit pour la première et dernière fois de sa vie à l’autre tout ce qu’il n’aura jamais de son vivant eu le courage de lui dire.
Après avoir été destitué de son grade de colonel de l’armée du shah à la suite de l’assassinat de sa femme, Le Colonel avait déjà eu l’occasion non seulement de réfléchir sur son parcours mais sur la relation qu’il entretenait avec ses enfants: ( P82) “… ce droit à l’autonomie, il l’accordait même au plus jeune de ses enfants, à sa fille Parvaneh. A present, il ne cessait de se demander si la fin désastreuse que connaissait chacun de ses enfants n’était pas le résultat de ses propres méthodes? Mais non, la question n’était pas là. Il était intimement persuadé que ses enfants avaient joui des droits les plus naturels, tout simplement le droit de vivre. Il refusait de croire qu’ils étaient simplement condamnés à vivre, il avait desiré que chacun vécût la vie qu’il voulait, ce qui ne signifiait pas qu’ils devaient faire n’importe quoi, et ils n’avaient pas fait n’importe quoi….Pourquoi donc devrait il laisser se developer en lui l’idée pernicieuse selon laquelle, en accordant à ses enfants leurs droits les plus naturels, il s’était rendu coupable de crime à leur égard? Il avait vraiment tout fait pour ses enfents et souvent au delà du nécessaire….”
Nul sentiment, nul romantisme, nulle résilience ne sont possibles dans cette intropection, car d’une part l’histoire a déjà tranché, d’autre part que chacun des enfants s’étant determiné à partir des évènements qui découlaient du meurtre original de Forouz, leur mère, ne pouvait à son tour que jouer le moment venu la carte du rôle logique qui lui revenait dans les soubresauts d’une histoire contemporaine certes mutilée mais impossible à réécrire autrement.
“…Le colonel le savait par expérience, tous les principes visibles et invisibles, tout tendait à prouver la vacuité des valeurs humaines, les valeurs que nos pères et mères nous ont transmises en héritage, ou les valeurs que nous considerons comme un patrimoine universel, à semer à la place les graines du soupçon, de la désillusion et du nihilisme. Graines dont on pouvait penser qu’elles se développaient à une telle vitesse qu’elles feraient bientôt une forêt de doute et de négation. Une forêt au sein de laquelle on n’oserait bientôt plus parler de bonté, de vérité ou d’humanité….” (P 123)
La clairvoyance pessimiste du père est désormais sans appel: “ Aussi, nos crimes ne sont-ils pas seulement la destruction des corps, ni le fait que nous enterrions de nos propres mains ceux de nos enfants, mais plutôt l’avenir affreux qui s’étend au delà des crimes eux-mêmes, un avenir dans lequel il n’y a place ni pour la vérité, ni pour l’humanité. Car plus personne n’osera prononcer de tels mots…”
La logique de cette détermination est d’autant plus implacable que dans l’esprit du colonel les faits eux-mêmes se succèdent mais aussi s’inversent parfaitement. Passé et présent se court-circuitent: le temps s’abolit. Le chaos s’est installé avec l’histoire.
Les époques se recouvrent, s’annulent, et c’est le cadavre de Forouz, la mère, qui ressort de son tombeau pour faire la toilette funéraire de sa fille après même que son époux ait pris conscience de l’implacable “nécessité” de l’assassinat d’une petite fille innocente. ( P 123 et suivantes)
Si la description de cette toilette est insupportable d’horreur, l’image finale à laquelle se confronte la conscience malheureuse du Colonel mérite d’être ici rapportée comme l’inscription de la seule vérité qui puisse servir de lampe à l’écrivain: celle de ces concentrés visionnaires que sont ceux de la poésie:
“….Sa femme avait relevé délicatement du bout des doigts un pan de son linceul et sortait lentement de la morgue, sa silhouette s’étirant progressivement en s’éloignant, tel un grand nuage blanc; Elle tenait à la main sa Parvaneh comme une tulipe rouge. Le Colonel, debout sur le seuil de la morgue, contemplait ce nuage et les ailes de ce papillon en repetant “ Kolonel, vous avez entendu, Kolonel vous avez entendu?….”
A la fin, le vieillard tente de demander son aide à la figure tutélaire du Kolonel mort dans les années Cinquante et dont la photo en pied posée devant lui sur la cheminée constitue à la fois sa statue de Commandeur, son ultime confident, et son idéal moral, politique et humain, mais le coeur et le corps de l’homme qui chavirent à cet instant là sont ceux d’un être en perdition qui n’a déjà, à part des images d’une rare intensité visuelle, plus rien de tangible auquel se raccrocher car le monde- son monde, est tapissé de cadavres.
Sous l’effroyable et radical pessismisme de ce texte, une autre lueur d’espérance à souligner, celle, ténue mais parfaitement tenue de la voix de l’amour: après avoir évoqué sa propre generation, la génération perdue de 1953, dont le nihilisme fut le seul brévaire, le Colonel regarde son fils et voit en lui le double de ce qu’il fut lui même. Cette reconnaissance mutuelle les adoube dans la même dignité: “ Chacun connaissait les points faibles de l’autre; chacun parlait la langue de l’autre… Tout ce que je vois de mes yeux, Amir le voit dans ses cauchemars” reconnait le Colonel, tandis qu’un peu plus loin, Amir lui même rajoute: “ Bien que la volonté de suicide vous donne en principe au moment de sa realisation des forces particulières, j’ai bien peur que le vieil homme n’aie plus la vigueur nécessaire pour le faire. C’est pourtant la seule action pour laquelle on doive se préparer intelligemment. Il est en train de se décomposer. Les traits de son visage témoignent de cette nécrose. Mais je comprends maintenant combien je l’aime, combien j’ai aimé mon père!”
Et ces premiers jours de l’année 2017 où la guerre, la haine, la douleur et le chaos déchirent comme jamais cette partie du Moyen-Orient en perforant de part en part notre propre avenir et celui de nos enfants, aucun autre romancier contemporain ne me parait désormais aussi essentiel à découvrir que Mahmoud Dowlatabadi. Chronique d’un suicide longuement annoncé au beau milieu d’un champ de bataille hérissé de catafalques et de photos d’une jeunesse sacrifiée , j’ai aussi tenté de mettre en lumière le faite que Le Colonel n’est pourtant pas seulement le livre d’une histoire singulière au coeur de l’hiver 1988, c’est une clé pour nous tous, aujourd’hui. La clé. Celle de la dernière porte qu’il nous reste peut être en fin de compte à pouvoir ouvrir pour nous échapper. Celle de notre liberté. Celle de la littérature. Celle de la fiction.
Le Colonel est enfin avant tout un récit emblématique, écrit dans une langue persane soigneusement épurée de tout emprunt à d’autres idiomes voisins, et revendiquant avec une intransigeance qui est à la mesure même de son combat contre la violence l’espace de l’écriture comme ultime territoire permettant aux hommes de communiquer et de se comprendre dans la paix.
Si nous n’avons pas eu la chance de lire dans sa langue originelle cette oeuvre, force nous est ici de saluer l’adaptation qu’en fait Christophe Balaï, son traducteur français. Car c’est à lui que revient d’avoir su chaque fois restituer l’exigence d’une lutte en faveur de la voix la plus juste qui soit, et qui est celle de Mahmoud Dowlatabadi lui-même se bagarrant au corps à corps avec chaque mot afin de faire retentir l’apport de la grande tradition romanesque persane à la culture universelle contemporaine
Lyon-Paris 1 Janvier 2016