Leili Anvar
Où la Perse et Paris se croisent au pied de Notre Dame (1/3)
Leili Anvar est franco-iranienne. Née à Téhéran en 1967, elle est Normalienne, Agrégée d’Anglais, Docteur en lettres, Enseignante-Chercheuse, mais aussi productrice sur France Culture, actrice, auteure et traductrice. Elle a notamment publié chez Entrelacs, Rûmi, consacré à l’oeuvre du poète persan Djalal ad-Din Rûmi, puis traduit en 2012 aux Editions Diane de Sellier, dans une nouvelle collection consacrée aux textes fondateurs de l’humanité, le Mantiq at-Tayr, devenu avec elle, dans sa version francaise “ Le Cantique des Oiseaux “, le grand texte versifié du poète médiéval soufi Farid od-din Al Attâr.
Quel mystérieux élan nous pousse à ouvrir un livre inconnu, nous plonge en apesanteur dans un espace où les distances s’abolissent, nous métamorphose en oiseau pour nous relier intimement au bruissement du monde et nous fait ressentir au tréfonds de nous-même à travers les pérégrinations d’une huppe légendaire la toute-puissance de la Vie ? Je suis parisienne, ne parle pas le persan, ignore pratiquement tout du soufisme et connais peu la littérature d’Orient,mais au seuil de cet été 2016, la découverte fortuite du Cantique des Oiseaux d’Attâr dans la traduction versifiée de Leili Anvar me fit effectuer un tel voyage mental que je résolus de partir à la recherche de celle-ci pour lui poser la question.
Je recherchai pour ce faire un lieu d’exception, susceptible d’entrer en résonance autant avec l’oeuvre du grand poète soufi de Nichapour, qu’aux travaux actuels de son interprète. Les impératifs du calendrier de celle-ci tranchèrent en faveur d’une rencontre au plus simple : à Paris, en bas de chez elle, dans « son » café, à la terrasse du Panis. Je ravalai ma surprise et acceptai : j’étais justement à côté! Coïncidence ? D’un point de vue rationnel, bien évidemment ;mais, lorsqu’elle raccrocha, les reflets du ciel peignaient en mauve les dernières roses du square Viviani, comme dans une miniature persane et sous le grondement du trafic des quais, je crus entendre le double appel d’une huppe !
J’ai survolé longtemps les plaines et les mers
J’avançais pas à pas, la tête dans les cieux
J’ai franchi les montagnes, les vallées, les déserts
J’ai parcouru un monde dans le temps du déluge
J’ai fait bien des voyages au temps de Salomon
Arpenté maintes fois la surface du globe
Ainsi donc, moi je sais qui est mon Souverain
Je ne peux pourtant pas aller seule vers lui
Mais si vous devenez mes compagnons de route
Vous trouverez accès à son In’mité
Il faut vous libérer de votre égocentrisme !
Subirez-vous longtemps votre absence de foi ?
Qui renonce à sa vie gagnera sur lui-même
Dans la voie de l’Aimé qui est source de vie
Il sera au-delà et du bien et du mal
Donnez donc votre vie et entrez dans la danse
Qui à ce seuil royal finit en révérence
(Distiques 705-712)
Le voyage immobile (2)
Au pied de Notre Dame, sur la rive gauche, le Panis est un café vaste et tranquille, où le temps s’arrête pour permettre au passant de reprendre son souffle entre la contemplation de deux merveilles. A droite, l’immense vaisseau de pierre de la cathédrâle, à gauche, le jardin enclos de grilles du petit square Viviani. Là, derrière les frondaisons ombreuses du plus vieil arbre de Paris, palpite aussi depuis le Moyen Age lamémoire de Saint Julien le Pauvre, le passeur. Entre ces deux phares vibrant de ferveur, l’établissement réussit le miracle de conjuguer à travers ses vitres biseautées le plaisir de la dégustation gourmande et de la contemplation spirituelle. En cette fin Octobre baignée par le soir tombant, entre le gris, le mauve et le vert, les eaux de la Seine avaient pris une couleur improbable, et les nuées d’étourneaux, qui se croisent sur le Pont de l’Archevêché, semblaient lui prêter voix pour mieux exprimer la force vitale du grand voyage qu’ils allaient entreprendre et nous y associer. Coïncidence ? Sans doute, mais nous nous y étions retrouvées, Leili Anvar et moi et cette fois elle pouvait répondre à ma question.
« – En fait, le Cantique des oiseaux est bien un récit initiatique par excellence. Guidée par la huppe de Salomon, les oiseaux, qui figurent une métaphore de l’âme, partent en quête de l’être suprême, la Simorgh, oiseau mythique, manifestation suprême du divin. Par-delà sept vallées, seuls trente d’entre eux parviennent au bout du chemin. Enfin arrivés devant la Simorgh souveraine, croyant la voir, ils ne découvrent avec stupéfaction qu’eux-mêmes. En effet en persan, si morgh signifie trente oiseaux. La divinité est invisible, elle ne peut que se manifester dans le coeur, miroir de l’âme. Les âmes-oiseaux comprennent alors qu’elles ne peuvent que se jeter dans le feu qu’est Simorgh pour en saisir l’essence, mourir pour renaître, devenir rien pour devenir Tout.
Le poète Attar, était soufi et cette doctrine mystique de l’Islam invite l’homme au détachement pour mieux approcher du divin. Par l’évocation poétique et la beauté de sa langue, Attar réussit à dire l’indicible, à montrer l’invisible et à partager avec chacun cette expérience spirituelle. Tout le monde peut en effet voir dans les oiseaux un reflet de lui-même, à travers le prisme de ses propres expériences, de ses quêtes personnelles et intimes. Quant à moi, j’ai découvert très jeune ce long poème de près de 10 000 vers et il a accompagné une partie de ma vie. J’ai mis cinq ans à le traduire en alexandrins car je voulais permettre au lecteur français d’être à son tour transformé par le dévoilement de la hauteur spirituelle d’un texte à la langue inégalable de musicalité … »
Dans l’introduction au Cantique, elle ajoutait déjà que « traduire la poésie est un immense défi, aumême titre que de tenter de rendre compte par le langage, même poétique, des réalités spirituelles.Mais il faut essayer. Le voyage ne s’arrête jamais… »
Paris, ses pigeons et ses moineaux, la voix légère de Leili Anvar, le Cantique des Oiseaux, la poésie mystique du manteq-ot-Teir retranscrite avec le souffle tellurique d’un Victor Hugo arrachant dans la cadence de son alexandrin le lecteur parisien à l’ici-maintenant de sa vie pour le transporter dans l’ailleurs d’une introspection musicale où tout se reliant prenait soudain sens, faisaient de cet instantané d’émotions, un moment d’une grâce presque magique.
Dans la voix de Leili Anvar, revenaient se côtoyer de façon indicible d’autres voyages, d’autres allusions furtives à l’inouï de la culture persane. Conférencière hors pair, elle sait en effet l’art de glisser d’un registre culturel à l’autre pour mieux inciter son interlocuteur au voyage spirituel. Et selon cet art tout oriental de lier en une même longue phrase, digressions, illustrations, commentaires savants et anecdotes spirituelles et légères, elle comblait à présent mon aspiration toute occidentale à écouter une belle histoire en l’abreuvant au plaisir de saisir un fil tangible, reliant par delà les siècles l’aujourd’hui au cheminement de l’humanité, et le sillon fertile de la Seine à Anahita, la populaire déesse des eaux révérée bien avant les zoroastriens au rocher de Pir Sabz, près de Yadz où la montagne s’ouvrit pour sauver de la mort, la dernière fille du Roi Sassanide, Nik Banou et y laisser sourdre une source miraculeuse. « Tchak Tchak », ainsi nommée à cause du petit bruit de l’eau qui tombe goutte à goutte dans la grotte et que chaque année en Juin les femmes viennent en pèlerinage vénérer comme une eau d’immortalité et de sagesse. Le fleuve ici et la source là-bas. De l’une à l’autre, jaillissement et perpétuation de la vie, l’eau courante toujours.
– « … Nik Banou…l’immaculée, déesse de la joie… Dans un pays où le désert règne en maître, on comprend qu’on aie glorifié une déesse des eaux et qu’on s’adresse aussi à elle, aussi bien pour perpétuer la vie que pour avoir la victoire, puisqu’elle est intrinsèquement associée à la vie ».
Le voyage immobile se poursuivait. La voix de Leila Anvar avait reliée la huppe du Can=que à d’autres figures tout aussi essentielles mais tout aussi universelles et vitales finalement. Dans le café parisien, elle remontait à présent le fil du temps afin de faire resurgir entre nous deux par delà les paysages desséchés de l’Iran d’aujourd’hui, la trace de la populaire déesse des eaux d’autrefois, celle sans laquelle aucune vie ne pouvait être possible.
-« Anahita, « celle qui est eau pure », « le sement des hommes et le germe des femmes », la déesse rivière des zoroastriens, dont le nom signifie la perfection immaculée et la lumière, était d’ailleurs déjà révérée du temps des mazdéens. Elle va d’ailleurs longtemps plus tard, comme l’eau de la source elle-même, resurgir à travers le titre que l’imam Ali donna à sa fille Fatima- la dame du Pays, dame de lumière, figure rattachant par ce nom la déesse désormais occultée au lignage musulman après le meurtre de Kerbala, l’assassinat de Hossein, où le mythe millénaire se transforme définitivement en légende fondatrice…. »
Cette fois, la question qui m’avait conduite naguère à vouloir rencontrer Leili Anvar avait trouvé sa réponse. L’élan qui élevait mes yeux vers la silhouette de la cathédrale nimbée de l’or de ses mille projecteurs était par delà les siècles et les distances exactement le même que celui de ces femmes et de ces hommes lointains et proches qui ici et là avaient cherché, trouvé et éprouvé en eux, grâce au voyage des mots, la joie de faire intimement partie de la Vie.
Octobre 2016. Josiane Maisse. Documentariste. Ancienne élève de l’école Normale Supérieure. Agrégée de Lettres. Docteur es Lettres