L’Iran s’éveille. Mariam Pirzadeh

Si elle est illustrée la jaquette d’un livre se doit d’en interpréter visuellement le titre, mais aussi d’en recréer le climat afin d’inciter le lecteur à se couler entre ses pages. Alors rien de bien tentant dans l’accroche visuelle plus qu’austère de cette photo jaune verte où une brume grisâtre estompe les contours d’une mer urbaine hérissée de gratte-ciel. Pire encore, c’est derrière une trame métallique que Téhéran, puisque c’est d’elle dont il s’agit, s’étale. Mais la grille n’est pas tant défensive que protectrice. On est à 435 mètres au dessus du sol, sur la Tour Milad, une des tours les plus hautes du monde et, sous nos yeux, dansent en caractères gras les lettres du titre: ” Quand l’Iran s’éveille”. L’ambivalence du paradoxe s’efface instantanément: une guirlande d’ampoules électriques clignote en surbrillance sur la mégapole engrillagée, comme pour mieux nous inviter à descendre écouter au plus près derrière les mailles des clichés tout faits “comment peut on être persan ?” en 2016.

Ni documentaire, ni journal de bord, l’ouvrage répond d’abord à une évidence. “L’idée de ce livre m’est venue lorsque mes amis venant de France, avaient les yeux écarquillés devant le vrai Iran, celui qui était sans fard, sans secret, sans tabou. Celui qu’on montre peu.”
“Le vrai Iran ?” Myriam Pirzadeh est une des rares françaises à travailler comme journaliste à Téhéran, depuis un an et demie. Elle sait d’entrée de jeu placer son lecteur en face d’une composante essentielle du pays puisque dès la première page c’est Hafez lui-même, qui nous met au défi “N’essaie pas de retenir le vent, même s’il souffle au gré de ton désir”. Pas d’actualité sans mémoire. Pas de mémoire sans histoire. Pas d’histoire sans parole. Et quitte à parler de ce pays, il faut le faire en recourant à ce qui fonde une part essentielle de son identité. Sa culture. Sa sensibilité. Son attachement viscéral à ce qui en constitue le patrimoine immatériel : la nature, l’émotion, la poésie.

“… Une femme d’une cinquantaine d’années danse, sous les applaudissements et les cris de joie. Deux jeunes hommes viennent se joindre à elle, galvanisés par le son de l’accordéon. La police, qui a laissé faire jusque là, finit par disperser la foule compacte qui s’était formée autour d’eux. Nous sommes le 14 Juillet 2015, la rupture du jeûne est terminée depuis moins de dix minutes et l’avenue Vali Asr, l’une des plus longues artères du monde et le centre névralgique de Téhéran, est devenue le theâtre d’une liesse contenue depuis des années …”

C’était il y a un an et demie à peine et la foule de Téhéran laissait aller sa joie à la signature de l’accord sur le nucléaire dont elle pensait alors qu’il allait ramener le pays au sein du concert des nations en le réconciliant avec un monde “que les iraniens regardaient avec tant d’envie depuis des décennies”… La plume de Mariam Pirzadeh campe allègrement le décor tout en le nourrissant de l’espérance de ceux qui attendant depuis douze ans la fin des sanctions qui ont mis le pays à terre. Peu d’effets de style et des phases courtes ce qu’il faut pour faire entendre le soupir d’un désir sans cesse ravalé par la raison des plus forts.
Comme elle le rappelle, le pays étant devenu le nouvel Eldorado à conquérir, les entrepreneurs du monde entier accoururent alors très vite pour se heurter quelque temps plus tard à un double écueil: celui des banques, celui des iraniens eux-mêmes. A la suite de l’amende record de 9 milliards infligée en représailles à la BNP, les premières restaient frileuses, et les seconds, notamment les conservateurs, n’étaient pas plus pressés. Car “En Iran, les échelles de temps ne sont pas les mêmes. Les investisseurs iraniens laissent mûrir les projets…” “Mûrir?” Le temps iranien n’est pas le temps occidental, il se vit, il se prend : à l’image de la calligraphie dont elle est un reflet, il se déplie, se compose, s’allonge, se suspend et s’étire pour mieux se relier à ce qui fut tout en s’en décalant légèrement. L’occidental ne peut donc que composer à l’amiable avec une durée qui contrarie son sens de l’immédiateté et accepter de se plier à un autre ordre. Celui de l’attente. Qui ne rime pas pour autant avec celui de la passivité et de la résignation.

Et c’est en cela que ce petit livre qui vole d’une thématique à l’autre pour mettre en lumière l’essentiel du pays – à savoir la manière singulière dont les contradictions se perpétuent tout en tentant de s’ajuster au réel des aspirations du plus grand nombre et ce en avançant de façon souvent invisible et toujours détournée, parcourt ensuite les différents registres d’une société en mutation, tiraillée entre conservatisme et envie de progrès, impératifs constitutifs de la République Islamique et besoin tout aussi essentiel d’être reconnue dans son unicité intrinsèque.
Dépasser les clivages entre économie, politique, tradition religieuse, aspiration à la modernité, surenchère idéologique internationale et turbulences géopolitiques régionales, en suivant néanmoins le fil conducteur du calendrier de cette année décisive lui permet par exemple de trouver finalement, grâce à un concert de voix plurielles la dimension exacte que l’art est aujourd’hui en train de prendre dans ce contexte. A la fois comme forme d’expression de tendances souterraines, mais également de résurgences très anciennes, comme celles des motifs persans qui ravivent justement la vitalité et la créativité d’un présent qui ne demande, comme le vent de Hafez, qu’à souffler.

Le plan de l’ouvrage lui-même est dès lors aussi simple qu’efficace. De l’accord initial à la déconvenue relative des lendemains, puis du verdict des urnes aux chauds-froids imposés par un régime tiraillé entre les provocations extérieures et les aspirations démocratiques intérieures, elle fait sans cesse retentir la voix singulière d’une population extrêmement jeune et non seulement hyper connectée, mais qualifiée et très instruite.
Ce qui lui permet l’illustrer, preuves à l’appui, un autre versant du paradoxe iranien. Rien n’est ici noir ou blanc. Aux interdits d’un jour répondent les contournements du lendemain. Ne pas avoir Facebook n’empêche ni de tweeter ni surtout de communiquer sur internet. Qu’il s’agisse d’un adolescent amoureux ou du Guide suprême lui-même, tous ici comme partout ont saisi l’impérieuse nécessité de la parole partagée. Or, dans un pays d’où il est si difficile de sortir, même s’ils sont en apparence interdits, les réseaux sociaux – Instagram ou Telegram, permettent de montrer au monde “des existences vouées à l’intérieur”. Là encore, Madame Pirzadeh ne prend pas partie, mais dépeint la dimension exutoire du processus en dévoilant l’intensité d’une résilience à l’oeuvre dans de cette société.
Ainsi qu’il convient à toute bonne étude contemporaine, elle aborde enfin le rôle que les femmes jouent réellement dans l’Iran d’aujourd’hui. Le pays reste patriarcal, et selon les conservateurs, la priorité reste celle de la famille et de la maison : seules 12% d’entre elles travaillent à l’extérieur, notamment dans l’art, la culture et les ONG. Mais si la question du voile est de celles qui enflamment à bon compte les clichés étrangers, les iraniennes de l’intérieur bougent à petits pas.
Certes seules encore des exceptions deviennent vice-présidente comme Massoumeh Ektebar, ambassadrice en Malaisie, comme Mazieh Afkham, snow-bordeuse, médaillée olympique, mais kick-boxeuse, pilote de ligne, photographe ou conseillère théâtrale, dans un contexte où l’institution du mariage est en même temps mise à rude épreuve, qu’elles soient avocates ou chauffeuse de taxis, les femmes, revendiquent désormais leur indépendance salariale et traduisent ainsi une “puissance combattante” originale face à un contexte extérieur largement balayé par les impératifs de la productivité et de la globalisation déshumanisante. Et, refermant son ouvrage comme elle l’avait ouvert sur une d’entre elles c’est à l’anthropologue Nasser Fakouhi qu’elle laisse le mot de la fin : “L’avenir de l’Iran, ce sont les femmes. Ce sont elles qui vont faire bouger les lignes”.
Au delà de la conjoncture d’une réalité économico-politique complexe dans le creuset conflictuel du Proche Orient, Mariam Pirzadeh fait retentir la palpitation de tout un peuple en feuilletant avec nous l’almanach intime d’une année essentielle à la compréhension non seulement de l’Iran d’aujourd’hui, mais de cette volonté farouche qu’a ravivée la signature des accords de Juillet de 2015 sur le Nucléaire, celle d’exister à part entière.
Menant tambour battant la peinture de cette complexité vivante en marche vers l’avenir, elle en a donc fait une introduction aussi indispensable au touriste curieux qu’à l’amateur éclairé , une véritable invitation à aller sur place en finir avec les clichés sur le ” Comment peut-on être persan ? “
J Maisse Novembre 2016
Documentariste. Normalienne. Agrégée et Docteur es Lettres.
Mariam Pirzadeh est journaliste pour la Chaîne France 24.
« L’iran s’éveille » est son premier ouvrage
A lire :
  • Iran, de la Perse ancienne à l’État moderne Guides Olizane.
  • L’Usage du monde Nicolas Bouvier, Payot.
  • Cent un ghazals amoureux Hafez de Chiraz, Gallimard,
  • Cent un quatrains de libre pensée, Omar Khayyam, Gallimard,
  • Le Jardin des fruits Saadi, Folio Gallimard.
  • Anthologie de la poésie persane (XIe-XXe siècle) Z. Safa, Gallimard/ Unesco, coll. Connaissance de l’Orient.

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